Le Maroc : pays entre deux mondes

Au cours de l’année passée, le travail a amené mon beau-frère au Maroc. Il n’a visité que la ville de Rabat et serait le premier à admettre qu’il avait vu bien peu du pays durant les quelques jours de son séjour. Il y a quelques semaines, lorsque nous causions autour d’un verre dans sa cour, il m’a dit que certains de ses collègues marocains lui avaient expliqué que le caractère unique du Maroc résidait dans le fait que le territoire avait été un État-nation depuis le Moyen Âge. Il semblait prêt à accepter cette opinion comme étant raisonnable et, en me la répétant, croyait qu’elle pourrait avoir une certaine valeur explicative.

Rabat, 1968. La cimetière face à l’Atlantique, frontière infranchissable à l’ouest.

Bien sûr, cette caractérisation est très inexacte, et quiconque est familier avec l’histoire européenne moderne sait que l’idée même de l’État-nation date plus ou moins de l’époque de la Révolution française, tout comme son corrélat le nationalisme. L’idée d’un peuple uni par l’histoire et la culture constituant une nation sur un territoire particulier était radicale au 19e siècle. Cette idée mènera à la création de nouveaux pays ainsi qu’à la désintégration de vieux empires et, bien entendu, a culminé au 20e siècle avec deux des pires guerres que l’humanité ait jamais connues, même s’il reste, comme l’a bien écrit George Brassens, encore du temps pour une autre : Du fond de son sac à malices / Mars va sans doute, à l’occasion / En sortir une, un vrai délice…

Ceci étant dit, isolé à l’extrémité occidentale du monde arabe, le statut du Maroc comme pays entre deux mondes est incontestable et il en est ainsi depuis très longtemps.

Dans l’antiquité, après avoir été un site de postes de commerce punique, le Maroc a fini par être incorporé dans l’Empire romain. La région de l’ancien site de Volubilis a connu une telle prospérité qu’une ville importante y a vu le jour. Cependant, avec la fin de la Pax romana, l’empire a perdu la maîtrise du territoire connu alors sous le nom de Maurétanie Tingitane. Se trouvant à l’extrémité de l’empire, il n’y avait pas moyen de défendre Volubilis des groupes tribaux qui l’environnaient. À la chute de l’Empire d’occident, la puissance byzantine n’atteignait que les zones côtières du Maroc, de sorte que Volubilis est tombée rapidement aux mains des Vandales et plus tard aux envahisseurs arabes. Il s’écoulerait 1 500 ans avant que les Marocains redeviennent des citoyens.

Volubilis, 1968. Ce jour-là, des troupeaux de moutons paissaient l’herbe dans la rue principale d’une ville qui comptait 20 000 habitants à l’ère romaine.

Selon un conte qui est sans doute apocryphe, l’un des premiers généraux musulmans, Oqba Ibn Nafi, est entré à cheval dans les houles de l’océan Atlantique, prenant Dieu à témoin qu’il avait apporté l’islam aux extrémités de la terre. Ensuite les armées arabes se sont dirigées vers le nord, peut-être accueillies en Espagne par une population opprimée par les Visigoths. Aux limites extrêmes de l’Empire arabe, le Maroc est devenu un coin négligeable face aux royaumes ibériques d’Al-Andalus, où le dernier calife des Omeyyades avait survécu au massacre des siens par les Abbasides, pour ensuite continuer comme califat rival; de ce califat a surgi une civilisation riche et culturellement diverse. Quant au Maroc, il est resté un cul-de-sac, limité par l’immensité de l’Atlantique à l’ouest et du Sahara au sud. Au cours des 11e et 12e siècles, des dynasties berbères ont apparu pour intervenir en Al-Andalus, mais après 1492, le Maroc s’est retrouvé à l’extrémité du monde arabe, bien loin du Moyen-Orient.

L’essor des Ottomans a eu une profonde influence sur les autres parties du Maghreb, mais le Maroc n’a jamais succombé à l’hégémonie ottomane. Dans le territoire du Maroc, le Maghreb al-Aqsa, les dynasties ont continué de se succéder conformément au rythme des cycles dynastiques d’Ibn Khaldoun. La dernière de ces dynasties, celle des Alaouites, a paru au 17e siècle. Face aux ambitions expansionnistes de l’Espagne et du Portugal, ainsi qu’à celles des Ottomans, les sultans alaouites devaient également composer avec un arrière-pays contrôlé par de puissantes tribus berbères qui leur posaient une menace perpétuelle. Quand le sultan était puissant, son royaume prenait de l’expansion et quand sa puissance déclinait, les tribus devenaient une menace existentielle. La puissance du sultan étant centrée sur les villes, sa légitimité provenait du prétendu lien de parenté de sa dynastie avec Ali, le gendre du prophète Mahomet, ainsi que de la croyance populaire que le sultan possédait la baraka, sorte de bénédiction spirituelle transmise par héritage du prophète lui-même. Il n’existait pas d’État dans le sens moderne. Il y avait un royaume, ayant à sa tête un dirigeant itinérant, semblable aux royaumes de l’Europe médiévale. Les habitants n’étaient pas des citoyens mais des sujets et s’identifiaient principalement à leur famille, à leur tribu, à leur village ou à leur ville. Au Maroc pré-moderne, personne ne se qualifiait de marocain. À vrai dire, le mot Maroc est d’origine européenne, dérivé du nom d’une ville, Marrakech, l’une des quatre capitales traditionnelles. Les Marocains, quant à eux se qualifiaient d’occidentaux pour se différencier des autres Maghrébins.

En 1832, Eugène Delacroix passe six mois au Maroc, accompagnant une mission diplomatique française auprès du sultan Abd Al-Rahman qui reçoit les Français à Meknès dans ce tableau célèbre.

À l’aube du 19e siècle, le pouvoir des sultans s’étant affaibli, le territoire marocain était devenu une cible des impérialistes européens. Profondément endetté, le royaume est tombé aux mains des Français qui gouvernaient déjà l’Algérie depuis un demi-siècle. La France a également pris le contrôle de la Tunisie. Théoriquement le Maroc était un protectorat, mais en réalité il était une colonie en tout sauf le nom. Les Français ne l’avaient pas arraché aux mains des Ottomans ou de leurs héritiers comme c’était le cas pour l’Algérie ou la Tunisie. L’intervention française au Maroc visait à sécuriser l’empire du sultan — pour le bénéfice des Français, mais ultimement elle allait bénéficier à la dynastie alaouite et aux élites marocaines.

La création du protectorat a jeté les bases d’un État-nation et a fourni aux élites marocaines un appareil administratif qui dans les faits a crée un pays lors de son indépendance en 1956. Les Français avaient détruit la vieille dualité de la terre d’insolence (es-siba) et la terre du gouvernement (al-makhzen) et avaient réussi à établir leur autorité sur tout le territoire du sultan et, par ricochet, en dernier lieu à consolider l’autorité du sultan. Les efforts éhontés des Français d’exploiter les différences culturelles entre les Berbères et les Arabes ont échoué en raison de la religion et de la légitimité du sultan.

Le nationalisme marocain moderne a pris naissance en opposition à l’impérialisme français et espagnol, et c’est le sultan qui lui a donné un élan unificateur. Le roi, Mohamed V, a mené le Maroc à l’indépendance, et malgré le fait qu’il avait été déposé et exilé, il s’est assuré, tant pour l’État que pour lui-même, une légitimité importante. Dans des conversations que j’ai eues avec des Marocains, ils ont généralement parlé de lui avec révérence, ce qui parfois différait sensiblement de leur opinion de son fils et successeur, Hassan II.

Une violence considérable, déguisée sous l’euphémisme pacification¸ a accompagné le début du protectorat, mais principalement dans les régions tribales où les Français ont connu un succès qui avait toujours échappé aux sultans. Le mouvement pour l’indépendance, par contre, a été relativement pacifique, à la différence de celui de l’Algérie voisine.

Alors que les Marocains n’ont jamais été coupés de leurs frères arabes de l’Est, les élites dirigeantes avaient vu le jour sous la tutelle française et s’inspiraient autant, sinon plus, de Paris que du Caire, de Beyrouth ou de Damas. À cet égard, les Marocains n’étaient pas différents du reste du Maghreb et n’avaient aucun des liens anciens, réels ou imaginaires, des Syriens ou des Libanais. L’Algérie, qui faisait partie intégrante de la France, se tenait entre eux et l’est.

Le Maroc indépendant a aussi échappé, du moins jusqu’à présent, à la violence et au chaos du Moyen-Orient contemporain. La dynastie actuelle a survécu à deux graves attentats en 1970 et en 1971, et gouverne encore aujourd’hui le royaume. Seul le Royaume hachémite de Jordanie peut se vanter d’une telle bonne fortune, et le Maroc connaît une stabilité presque unique dans une région déchirée par des conflits. Même si le Maroc se déclare solidaire avec les Palestiniens, le conflit arabo-israélien s’est toujours trouvé bien loin. Son impact principal a été celui de compliquer la vie de la population juive du Maroc, qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a déjà été.

Les milliers de migrants et d’émigrants vers l’Europe renforcent les liens entre le Maroc et le vieux continent. Cette migration du travail, commencée durant la Première Guerre mondiale à un moment où la France connaissait de graves pénuries de main-d’œuvre, a continué tout au long du 20e siècle. Au début, il s’agissait d’hommes célibataires qui vivaient frugalement et renvoyaient de l’argent à leurs familles pour ensuite les visiter durant leurs vacances d’été. Au cours des années 1960, on était souvent pris dans des embouteillages à la frontière de Ceuta occasionnés par les migrants qui arrivaient d’Europe ou y retournaient. L’importance de ces vagues migratoires n’avait pas d’équivalent au Moyen Orient, à l’exception de la Turquie, et ses racines étaient plus anciennes et plus profondes. Le Maroc est situé aux portes mêmes de l’Europe, à un petit saut de car-ferry de l’Espagne. Plus tard au 20e siècle, l’émigration jouera un rôle plus important au Maroc. Selon un sondage récent paru dans The Guardian, 70 % des Marocains âgés de moins de 30 ans songent à émigrer.

La position du Maroc est analogue à celle de la Sicile, située à l’extrémité d’un long et divers continuum dialectal et culturel, et dont le caractère unique doit beaucoup à sa position géographique. Les plaines fertiles du Maroc longent l’Atlantique et les montagnes du Rif constituent une barrière passablement inhospitalière le long de la Méditerranée. Au Sud, le Sahara présente une autre barrière formidable. Le Maroc est un pays relié à l’Est par la religion et la culture, mais ayant d’autres intérêts qui l’orientent vers le Nord et l’Ouest.

Enfin, les musulmans marocains sont tous sunnites, disciples du même code légal. Même l’Algérie et la Tunisie ne manifestent pas une telle homogénéité religieuse. En effet, peu de pays du Moyen Orient sont aussi homogènes. Les Marocains pensent en termes de musulmans, de juifs et de chrétiens et un pays comme le Liban est hors de leur expérience. Même l’Arabie saoudite, avec son importante composante chiite, ne montre pas une telle uniformité.

Pour le meilleur ou pour le pire, la géographie et l’histoire ont fait du Maroc ce qu’il est, et ce qui le distingue de ses voisins depuis l’époque romaine. Deux millénaires d’histoire ont abouti à la création d’un État-nation au milieu du 20e siècle, un État créé par les Français et dont les élites marocaines sont les héritiers.

 

Auteur : David Brooks

Traduction : Jim Erickson.

Author: Dave

Retired. Formerly school librarian, social studies teacher, and urban planner.

2 thoughts on “Le Maroc : pays entre deux mondes”

    1. Well, it is a translation of The Outlier post, a word that my friend Jim Erickson, a professional translator, had quite a difficult time with. Since I haven’t been in Morocco for over 40 years, my opinions are more like those of an historian than an observer. When I first set foot in Morocco, my group was transported to a hotel, The Grand, in the ville nouvelle. Having lived in France a while, I felt completely at home. The architecture was mostly in the styles of the twenties and thirties, when the French occupied Morocco and were busy building. After the thirties came the war and in the fifties the end of the Protectorate was in sight, so there are less buildings from the post-war period. Most of the restaurants had French style menus. French was commonly spoken by many educated Moroccans. The commercial ties were with France. The autos were all French brands. To me it looked very French, but in retrospect, the real legacy was the government administration, including education. Before independence, Moroccans were anxious to throw off the colonial yoke. Since then, however, the elites remain closely tied to Paris despite increasing use of Arabic in education. One problem in asserting Moroccan nationality is the fact that written Arabic isn’t spoken and is never used except in formal occasions. Vernacular Moroccan Arabic is unwritten, and use at home and in the street. Anything technical must be written in Arabic or French. If it is technical, French fits the bill much better than modern standard Arabic, mostly reserved for news, literature, and religion. I worked in the Ministry of Agriculture, and most of the work was in French. French technical and education assistance has continued this dominance.

      There were colons, French who settled in Morocco, but since Morocco wasn’t made an integral part of France as was Algeria, and there were far, far fewer colonists than in Algeria, they simply stayed on after independence or went home to France. Many came to Morocco early in life and were aging, so they simply retired. Many were bureaucrats. A fair number stayed on to work in the new Moroccan administration, gradually to be replaced through attrition.

      In short, nothing comparable to the Pieds Noirs who, some with multiple generations in Algeria, all with French citizenship, felt Algeria was their country—and felt sold out by DeGaulle and their French co-citizens. They were largely forced out, and every one that I met was deeply embittered.

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