Chris, le facteur, que Dieu le bénisse, livre un colis, chose qu’il fait plus fréquemment dans ces jours de ventes en ligne. Chris est super consciencieux et livre directement à la maison. Je trouve qu’il fait parfaitement honneur à la devise officieuse des services postaux USPS :
« Même la neige, la pluie, la chaleur ou la noirceur ne sauront entraver ces messagers dans la poursuite rapide de leurs objectifs. »
Je croyais que c’était vraiment une devise, mais en fait il s’agit d’une citation au sujet des courriers de l’ancien Empire perse, il y a 2 500 ans, et provient de Les guerres médiques d’Hérodote. Dans Wikipédia, où j’ai déniché ces informations, on trouve un article intéressant portant sur ce dicton.
Je ne pensais pas beaucoup au service postal quand j’étais jeune. C’était quelque chose que l’on tenait pour acquis. Le courrier arrivait tous les jours sauf le dimanche. Quand je suis allé en France en 1965, j’ai été impressionné par le système français qui garantissait qu’une lettre postée où que ce soit en France serait livrée le lendemain. Par contre, le système téléphonique, géré également par les Postes Télégraphes et Téléphones (PTT) était archaïque. Dans les années 1980, les Français avaient instauré Minitel, un système de messagerie électronique intégré au téléphone qui surclassait tout ce les États-Unis avaient à l’époque. Hélas, l’Internet a sonné le glas de Minitel et a largement supplanté la lettre traditionnelle partout dans le monde. Comme volontaire, j’ai envoyé des centaines d’aérogrammes, ces lettres d’une seule page utilisées en France, au Maroc et ailleurs. Le courrier par avion coûtait encore cher à l’époque et les aérogrammes étaient relativement bon marché. Les aérogrammes étaient petits, de sorte qu’on écrivait aussi petit que possible et sur chaque partie de la feuille. Une fois terminé, on le pliait et on le mettait à la poste. Pas besoin de timbre.



Cependant, quand Chris n’a pas de colis à livrer, je dois faire toute la longueur de notre entrée à pied pour aller chercher le courrier dans la boîte aux lettres au bord du chemin.
Après des pluies récentes, l’entrée est jonchée de corps de vers de terre qui ont fui leurs galeries inondées pour ensuite périr sur l’asphalte. Ce n’est là qu’un des dangers auxquels doivent faire face les vers de terre et, même si je fais attention pour ne pas les écraser, leur sort inéluctable ne me trouble guère. Si j’en vois un qui dépérit, j’arrête pour l’aider, mais la plupart se noient avant l’arrivée de mon assistance.
Ce qui, par contre, me trouble pour de vrai, c’est la rangée double de frênes morts, victime de l’un des ambassadeurs de la mondialisation, l’agrile du frêne asiatique. Ce parasite, qui serait arrivé de Chine dans des caisses d’emballage, creuse des galeries et se loge sous l’écorce de l’arbre, consomme le cambium et tue l’arbre en le cernant. Le frêne européen et d’autres arbres de la même espèce ont développé des résistances contre ce parasite. Le frêne d’Amérique, par contre, n’a rien pour résister et est pratiquement voué à l’extinction sous peu. Le frêne, en plus de sa valeur commerciale, constitue un pourcentage important des arbres des forêts indigènes d’Amérique, peut-être jusqu’à 50 % dans certaines régions.

Mes arbres sont adultes et mesurent entre 15 et 25 mètres de hauteur. Les enlever va me coûter cher, de l’argent dont j’ai besoin ailleurs, mais ma plainte n’est pas fondée sur l’argent. Ces arbres, hauts et majestueux, nous constituaient une véritable allée. De mon vivant, rien ne peut les remplacer, tout comme personne ne saurait remplacer ses amis disparus.

Le dépérissement du frêne évoque la COVID-19 qui traverse le paysage actuellement par l’intermédiaire des courriers humains. Ce virus n’entraînera pas l’extinction, mais pourrait s’avérer un précurseur de ce qui s’en vient. Le prochain virus, et c’est certain qu’il y en aura d’autres, pourrait être bien plus mortel. Au 21e siècle, les humains ont créé l’environnement idéal pour la propagation de ces minuscules ennemis : les vastes zones de taudis frappées par la pauvreté et un véhicule parfait pour les répandre, un réseau aérien planétaire. Depuis des années, les gouvernements ont été avertis qu’il y aurait des pandémies. Peu ont pris les mesures nécessaires.
Chaque jour, de plus en plus de cas font leur apparition et chaque jour ces cas se rapprochent de plus en plus de nous. Ma femme et moi suivons les progrès de la pandémie à de multiples services de nouvelles. La BBC et la CBC, the Canadian Broadcasting Corporation (et son pendant francophone Radio-Canada) semblent fournir le plus d’informations, et certainement la meilleure perspective mondiale.
Les progrès quotidiens du virus me font penser au grand acteur suédois, Max Von Sydow, décédé dernièrement, qui était une vedette dans l’un des premiers films d’Ingmar Bergman, Le septième sceau. En rentrant chez lui des croisades, il essaie d’échapper à la peste quand la Mort l’accoste. Essayant de déjouer la Mort, le chevalier l’engage dans un jeu d’échecs, mais la Mort triche—et la Mort, comme nous le savons tous, ne peut pas être déjouée. Pour le chevalier, c’était comme un coup de dés, mais où les dés étaient pipés. Le chevalier réussit tout de même à faire du bien.
Quant à nous, il s’agit de rester à l’intérieur. Tout déplacement, même local, signifie un risque d’exposition. Quand le virus ne trouve pas d’hôte, il meurt. Quand plus de la moitié de la population aura développé une immunité, le virus s’éteindra lentement.

Lorsque je grandissais, j’avais peu de contact avec la mort. Les premiers décès dont je me souviens sont ceux de mes grands-parents, mais ces souvenirs sont flous et incomplets. La première veillée à laquelle j’ai assisté était celle de mon grand-père Francisco. Encore adolescent, j’étais choqué par la légèreté de certains membres de la famille qui étaient présents. Depuis cette époque, mes idées ont évolué et maintenant je me sens plus proche de la représentation de la mort de Georges Brassens, que celle de Bergman.
Brassens, dans une de ses premières chansons, dépeint la mort comme une prostituée qui convainc l’oncle Archibald que son accolade n’est pas si mauvaise :
“Si tu te couches dans mes bras
Alors la vie te semblera
Plus facile
Tu y seras hors de portée
Des chiens, des loups, des hommes et des
Imbéciles…”
Et la chanson prend fin en répétant la première strophe :
Ô vous, les arracheurs de dents
Tous les cafards, les charlatans
Les prophètes
Comptez plus sur oncle Archibald
Pour payer les violons du bal
À vos fêtes
Bref, l’oncle Archibald ne dépensera plus son argent chez le dentiste, ni paiera d’autres services douteux. Il sera éternellement à l’abri de chiens, de loups, d’hommes et d’imbéciles. Or, pour moi, c’est une pensée réconfortante, bien que, à vrai dire, j’aime les chiens et ils me manqueront.
Peu de temps après le décès de mon grand-père, je suis parti pour le Maroc où la mort était omniprésente. Le système de santé était encore sous-développé et les pauvres n’y avaient qu’un accès limité.
Les volontaires du Corps de la Paix, jeunes et en partie sélectionnés pour leur bonne santé, ne tombaient gravement malades que très rarement, même si quelques-uns de mes bons amis figuraient parmi les exceptions. Quelques volontaires sont morts au Maroc, mais toujours dus à des accidents. Les routes étaient souvent dangereuses et les chauffe-eau à gaz dont certains volontaires disposaient ont parfois produit des quantités mortelles de monoxyde de carbone. Plus d’un volontaire a perdu la vie tragiquement, asphyxié en prenant une douche.
À titre de contraste, les Marocains que nous connaissions n’étaient pas, règle générale, bien nantis. À l’école primaire où je travaillais, j’ai vu le directeur mourir d’une crise cardiaque. Il aurait peut-être survécu s’il avait eu accès à une chirurgie de pontage ou à des thérapies modernes comme les stents. Un jour, Khadija, qui s’occupait de notre maison, est arrivée avec un bébé malade. Je lui ai offert de l’argent pour aller voir un médecin, mais elle a refusé mon offre. Le bébé, a-t-elle dit, n’allait pas guérir et, de toute façon, n’était qu’une fille. Un autre collègue du centre de travail qui avait une plainte médicale mineure est allé se faire traiter à la clinique publique locale. L’infirmière a oublié de lui demander s’il était allergique à la pénicilline et lui a oublié de le lui faire savoir. Il est mort d’un choc médical presque instantanément. Les Marocains, à l’instar de tous les peuples, chérissent leurs proches, mais se montraient parfois fatalistes. Après tout, tout était entre les mains de Dieu. S’ils étaient jeunes et innocents, ou s’ils étaient de bons musulmans, le ciel les attendait.

Les meurtres étaient rares. Le seul meurtre à Sefrou dont je me souviens était celui du fils d’un commerçant soussi bien connu, tué à la hache lors d’un vol. La police a procédé rapidement à l’arrestation des coupables. À l’époque, Sefrou était petit et bien peu de choses arrivaient sans que la police le sache rapidement.
Par coutume et par religion, les musulmans enterrent leurs morts immédiatement, et les cimetières sont des endroits simples où l’on trouve peu de pierres tombales. En fait, les cimetières offrent souvent un lieu de repos pour les vivants. On voit des groupes de femmes qui y font des pique-niques, histoire d’échapper aux médinas surpeuplées où l’intimité n’existe pas. Les enfants peuvent aussi y trouver un terrain de jeu. Dans les villes traditionnelles, à part les rues et les mosquées, on ne trouvait pas d’espaces ouverts.



Je ne me sentais jamais en danger où que ce soit, et même si les grandes villes avaient des quartiers plus rudes qu’à Sefrou, je n’avais pas peur de sortir la nuit. À plusieurs reprises, je me promenais de nuit jusqu’à l’extrémité du brise-lames à l’embouchure du Bouregreg à Rabat pour écouter les vagues et prendre de l’air.




Les volontaires qui tombaient gravement malades allaient à l’hôpital de la base navale américaine à Kénitra. Un ami volontaire, Marc Miller, qui a contracté la méningite, y a été traité.

Gaylord Barr et moi lui avons rendu visite peu après qu’il est sorti d’un coma. Ironie du sort, en 1971 quand Gaylord revenait de Tunisie en train, il est tombé malade de typhoïde. Quand il n’a pas répondu au traitement, on l’a évacué à l’ancienne base de l’armée de l’air américaine à Torrejón, près de Madrid où il a passé deux mois en convalescence.

Ce qui est exceptionnel dans ces deux cas, c’est que les volontaires auraient pu mourir. Les volontaires ont reçu de bons soins de la part du médecin du Corps de la Paix et pour la plupart des maladies dont ils souffraient, la trousse médicale personnelle que le Corps de la Paix leur fournissait ou la pharmacie locale, s’ils vivaient dans une grande ville, suffisait.
Au moment d’écrire ces lignes, ma femme et moi restons en quarantaine auto-imposée alors que la COVID-19 se répand rapidement à travers les États-Unis et le Canada voisin. Tout comme l’agrile du frêne, le virus est arrivé par l’intermédiaire du commerce et du voyage planétaire,. Dans les années 1990, j’enseignais le concept de la mondialisation à mes étudiants d’école secondaire, ce qui aujourd’hui semble curieusement démodé.
Aujourd’hui, ce n’est pas la sécurité de ma femme et moi qui me préoccupe. Nous sommes bien isolés du virus tant que nous restons confinés chez nous. C’est plutôt à celle de mes proches parents âgés qui restent dans des établissements de soins infirmiers ou qui souffrent de maladies chez eux. Eux sont des cibles faciles de ce virus.
Ils sont prisonniers comme des centaines de millions de pauvres et de personnes déplacées autour du globe. En tant qu’Américain, j’ai honte d’énumérer les variétés de confinement de ces populations, étant donné que la politique étrangère des États-Unis y joue un rôle direct. Il y a des camps de réfugiés en Turquie, en Syrie, en Jordanie, au Liban, en Iran, en Afghanistan, au Pakistan et en Inde. Il y a Gaza. Il y en a qui sont prisonniers de guerres interminables comme au Yémen et en Syrie, en Afghanistan et en Irak. Il y a des centres de détention tout le long de la frontière avec le Mexique. Il y a d’énormes bidonvilles insalubres entourant toutes les métropoles des pays en développement. Il y a de vastes régions assaillies par la sécheresse, la pauvreté et la violence, comme les pays du Sahel. Pire encore, ces populations vivent dans des pays qui n’ont pas les moyens de les secourir. C’est déjà horrible de constater le nombre croissant de morts en Europe, dans les endroits que j’aime et où j’ai de la parenté et des amis, là où les gouvernements sont compétents et où les systèmes de santés sont excellents et ont les ressources pour combattre la COVID-19. La propagation de ce virus autour du globe va entraîner des effets terribles sur les plus faibles et les plus innocents.
J’hésite un instant, mais je ne peux m’empêcher de citer le passage bien connu du poète anglais John Donne, sa méditation no. 17, tirée de Devotions upon Divergent Occasions. Peu d’écrivains l’ont mieux dit :
Aucun homme n’est une île,
Un tout, complet en soi;
Tout homme est un fragment du continent,
Une partie de l’ensemble;
Si la mer emporte une motte de terre,
L’Europe en est amoindrie,
Comme si les flots avaient emporté un promontoire,
Le manoir de tes amis ou le tien;
La mort de tout homme me diminue,
Parce que j’appartiens au genre humain;
Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas:
C’est pour toi qu’il sonne.”
Le coronavirus devrait nous rappeler que nous faisons tous partie de la famille humaine. En ces temps périlleux, je souhaite à tous mes lecteurs et à leurs proches une excellente santé. Que Dieu vous protège tous.
Auteur : David Brooks
Traduction : Jim Erickson