
Quand notre groupe de volontaires était en formation à Hemet en Calfornie, nous avons visionné un film documentaire en noir et blanc sur l’islam, intitulé, si ma mémoire est bonne, Au nom de Dieu. Le film avait été produit pour la télévision et j’ai beau essayer de le retrouver, je n’ai pas eu de succès. Je ne me souviens pas si le Maroc était le décor du film ou si seulement quelques-unes des séquences y étaient tournées; je crois que c’est le premier, mais certaines des scènes ont bel et bien eu lieu au moussem annuel à Moulay Bouchta.
Un moussem est un festival marocain, souvent centré sur la célébration annuelle d’un saint. Le terme saint, dans un contexte chrétien, peut évoquer un concept qui n’est pas tout à fait précis. D’habitude je me méfie des analogies religieuses parce qu’elles peuvent comporter un bagage d’information contextuelle qui est inapplicable ou fallacieux. C’est humain, je suppose, de prendre l’inconnu et de le placer dans un contexte qui le rend compréhensible, mais les apparences peuvent être trompeuses. Dans certaines parties du christianisme les saints agissent comme intermédiaires entre le fidèle et Dieu. En islam, du moins dans l’islam sunnite suivi au Maroc, il n’y a pas de place pour des intermédiaires. Le lien entre le musulman et Allah est direct.
De plus, dans le contexte chrétien occidental, les saints sont canonisés, c’est-à-dire légitimés par les autorités religieuses suprêmes. Dans le contexte marocain, les saints sont largement populaires et ruraux et gagnent des adhérents en dehors de l’influence des autorités religieuses urbaines. Comme dans la plus grande partie du monde islamique, ce sont les citadins qui contrôlent ce qui définit l’islam et ils peuvent parfois légitimer des saints ruraux. Les articles de la foi sont bien définis, mais la pratique de l’islam fait généralement l’objet de débats et de tolérance.
Il existe une maison d’édition française établie de longue date, Éditions Marabout, dont le symbole est la cigogne marabout, semblable à celle qui constitue la marque de commerce des Éditions Penguin. Cependant, comme ceux qui connaissent les oiseaux le savent, il ne s’agit pas de l’oiseau qui fait ses nids au Maroc, mais de celui d’un prédateur et charognard subsaharien d’apparence plutôt redoutable.
À l’époque coloniale, les Français utilisaient le terme marabout pour décrire les saints musulmans. Le terme peut aussi s’appliquer à la structure physique où le saint est enterré, et peut comporter également le sens de sage.
Marabout publie des livres pratiques et de loisirs dans un petit format carré.


La racine arabe du mot marabout signifie « être lié » et se retrouve dans le nom de la capitale du Maroc, Rabat. Les Almohades, la dynastie berbère qui a fondé la ville, l’appelaient Ribat al-Fatah. Synonyme de forteresse, d’autres dérivés de la racine paraissent dans des noms de famille comme Morabit, et, en espagnol et en portugais, Morabito. La racine du verbe contient le sens d’attelage de chevaux dans un fort et le mot murabit peut signifier soldat ou cavalier. Dans un contexte métaphorique, le mot peut vouloir dire contraignant au sens spirituel. Les disciples du saint sont liés à leur maître par des croyances, des pratiques et par leur dévotion.

En Afrique septentrionale et occidentale, le terme français marabout se réfère communément aux personnages, qui, de leur vivant, étaient connus pour leur piété, leurs connaissances religieuses spéciales et souvent pour leurs miracles.
Le soufisme est un autre terme associé aux saints musulmans. Le soufisme implique souvent la prétention d’une connaissance personnelle de Dieu moyennant des pratiques ésotériques. Dans les faits, le terme couvre une vaste gamme d’activités allant de simples prières jusqu’à des états de transe. Souvent toléré, le soufisme dans ses formes les plus extrêmes a entraîné des conflits avec les autorités et même la peine de mort pour hérésie. Certains saints marocains étaient des soufis, d’autres non. Au Maroc le soufisme et la sainteté se chevauchent largement.

Les saints sont appelés « sidi » ou, s’ils sont chorfa, c’est-à-dire descendants de la famille du prophète, moulay. Les deux termes sont analogues à « mon seigneur », mais « moulay » indique un héritage qui remonte au prophète Mahomet et est utilisé pour le roi du Maroc et pour tout descendant du prophète, qu’il soit saint ou non. Ceci étant dit, selon la tradition, le pedigree royal de la dynastie des Alaouites qui dirige le Maroc depuis le 17e siècle, prétend posséder également la baraka.
Au Maroc, un saint peut être un soufi ou non, mais c’est certain qu’il prétend posséder la baraka, une puissance spirituelle et sainte qui œuvre ici-bas. Les gens se rendent au tombeau du saint, appelé souvent koubba, apportant des offrandes et demandant des faveurs au saint, une guérison, une grossesse et ainsi de suite. La baraka est transférable, pouvant passer d’une personne à l’autre. Un saint peut, même après sa mort, partager sa baraka avec ses disciples. Sous certaines conditions, la baraka peut même être soutirée ou volée. Pour moi, la baraka, cette force spirituelle qui se trouve partout sous la surface, représente le Maroc.
Vous pouvez aisément apprécier la présence généralisée des saints en regardant une carte de l’Afrique du Nord où les toponymes contenant « Sidi » ou « Moulay » parsèment tout le territoire. Le siège de la Légion étrangère française se trouvait à Sidi Bel Abbès en Algérie.
Les tombeaux de saints, appelés koubbas (en arabe, dôme ou coupole) se présentent sous plusieurs formes et grandeurs, mais n’ont pas toujours de dôme. Le peu de cas que Clifford Geertz fait des koubbas dans Observer l’islam m’a toujours déplu, même si le reste de son ouvrage est une merveilleuse comparaison de l’islam au Maroc et en Indonésie. Les tombeaux des saints montrent une grande variété de styles et de grandeurs. Certains ont des dômes, d’autres des toits en bois ou en tuiles de céramique vertes, la couleur associée au prophète, certains sont des cavernes alors que d’autres ne sont que de simples tombes marquées d’un cairn ou d’un amas de pierres.





Si le saint compte de nombreux adeptes, il peut avoir une loge, appelée zawiya, où les adhérents de ses enseignements ou de sa voie (tariqah) célèbrent ensemble leur culte. Les loges sont entretenues par les descendants du saint qui reçoivent des dons de visiteurs ainsi que des offrandes lors des grands pèlerinages.

De nombreuses loges sont soutenues par des fiducies religieuses, et certaines, dont Moulay Bouchta, reçoivent de temps à autre des dons du gouvernement. Ma visite à Moulay Bouchta en septembre 1969 ou 1970 est documentée dans les photos qui suivent.

À l’époque, je travaillais au ministère de l’Agriculture à Fès et la zawiya de Moulay Bouchta était située dans le territoire de la province de Fès, à environ 60 kilomètres au nord de la ville de Fès. Aujourd’hui la zawiya se trouve dans la nouvelle province de Taounate. Pour la région au nord de Fès, j’utilise souvent le terme géographique pré-Rif, mais on appelle communément Jbala la région de collines et de montagnes qui se trouve à l’extrémité ouest du Rif. La route de Fès qui mène à Tétouan et à Tanger la traverse et, par le passé, constituait pour la ville de Fès un lien important avec l’Andalousie.


Des visiteurs montaient des tentes et campaient en plein air autour de la zawiya créant ainsi un croisement entre un village et un souk (marché). Des biens et des services se vendaient ou s’échangeaient entre les commerçants et les locaux, et les rues principales de cette ville de tentes ressemblaient à un marché rural, ou souk, comme on en trouve partout au Maroc. Les visiteurs au moussem avaient besoin de nourriture, de services et, peut-être, d’offrandes. Ce qui est différent, c’est que les vendeurs dans un souk se groupent d’habitude dans un espace central, alors qu’ici ils se plaçaient le long des artères qui passaient à travers les tentes des visiteurs.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le terme, un souk est un marché. Dans une zone urbaine, le terme se réfère à un site où certains biens se vendent, ce que les occidentaux appellent souvent bazar. Dans le Maroc traditionnel, les souks étaient des marchés ruraux périodiques et portaient le nom du jour, par exemple Souk el Khamis (marché du jeudi). Comme ces marchés étaient si courants, on y ajoutait un autre nom de lieu qui précisait l’endroit, comme Souk el-Arba (mercredi) du Gharb, un village important dans la région du Gharb.

En regardant une vieille carte de l’Afrique du Nord, on voit partout des noms de lieu qui commencent par souk (ou zoco en espagnol). Bien des marchés étaient entièrement ruraux, mais avec le temps la plupart ont vu surgir de petits établissements autour d’eux.



Les moussems importants étaient de grands rassemblements, des événements où le gouvernement se plaisait à se faire voir. On y trouvait d’habitude des tentes pour des hauts fonctionnaires du gouvernement et des notables locaux, d’autres pour le divertissement comme la musique et des danseurs, et pour la nourriture. Étant donné la nature religieuse de l’événement, la danse me semblait incongrue. Des femmes qui dansent en public sont considérées comme des prostituées. Les tentes du gouvernement, par contre, se trouvaient loin du tombeau.

Dans mon imagination, l’impression générale était celle d’une foire médiévale ou rurale même si je me rebute à comparer le Maroc moderne à l’Europe médiévale, sauf pour son caractère rural. Pensez au Maire de Casterbridge sans la beuverie.



Je ne me souviens plus comment je m’y suis rendu, mais étant donné que j’ai passé du temps des les tentes gouvernementales, j’étais sans doute avec d’autres personne du ministère. J’avais souvent à travailler dans la région au nord de Fès. Je n’ai aucun souvenir d’avoir mangé, mais on a dû me donner à manger. En ce qui me concerne, l’événement lui-même était un festin pour les yeux.




Je me souviens qu’il faisait beau ce jour-là et que j’ai passé le temps en circulant parmi les foules et en prenant des photos. Il me semble que j’étais le seul non-Marocain là-bas, mais personne ne m’a prêté beaucoup d’attention. J’ai pu photographier certains des événements qui honorent Moulau Bouchta, ainsi que les activités des commerçants et des spectateurs.
Qui était Moulay Bouchta? Ceux qui connaissent l’arabe marocain sauront que le nom signifie littéralement père de la pluie. Ses pouvoirs de saint comprenaient celui d’apporter de la pluie en temps de sécheresse. Dans un climat méditerranéen comme celui du Maroc, la pluie tombe de manière irrégulière. En une décennie, il peut y avoir quatre années de pluies moyennes, mais également six années où il en tombe trop, ou trop peu. Pour l’agriculteur marocain, la sécheresse est un souci majeur, spécialement pour les petits agriculteurs de lopins marginaux.

Dans des régions vallonnées comme le pré-Rif, on trouve couramment les oliviers parce que leurs racines profondes permettent à ces arbres de survivre aux longs étés chauds et secs. Cependant, ce sont les céréales qui constituaient la culture de base de ces agriculteurs, et ces cultures dépendaient d’une bonne quantité de pluie au bon moment.
Moulay Bouchta était un descendant de Idrissid chorfa, les descendants du premier roi musulman du Maroc, Idriss I, qui, à son tour, descendait de la famille du prophète Mahomet.
Après avoir étudié à Marrakech, Moulay Bouchta a terminé son éducation à l’université Qaraouine à Fès. Natif de la tribu Ouled Saïd de la Chaouia, les plaines situées au sud de Casablanca, il a fini par s’établir parmi les Fechtala près d’Amergu où il a rendu l’âme le 20 novembre 1588.
Le moussem se célébrait autrefois au printemps, après la moisson, mais, pour une raison que j’ignore, se célèbre maintenant au début de l’automne. La célébration printanière est certes un moment plus opportun étant donné que les récoltes céréalières se font à ce moment-là.
Beaucoup de ce que je sais de Moulay Bouchta provient d’un article de tourisme écrit en 1931 par un militaire, Paul Oudinot, intitulé Moulay Abi Cheta ou Moulay Bouchta. Je l’ai repéré sur le blog À l’ombre de Zalagh. Zalagh es le nom de la montagne qui surplombe la ville de Fès et le blog réédite de vieux articles coloniaux, parfois enrichis de nouvelles photos sur Fès et de son arrière-pays. Je le recommande fortement à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire marocaine et à la région de Fès.

La fondation de la zawiya de Moulay Bouchta semble remonter au 16e siècle auquel moment le saint s’est établi parmi la tribu Fechtala. Moulay Bouchta et ses disciples étaient engagés dans la lutte contre les Espagnols et les Portugais pour reprendre des enclaves sur la côte marocaine dans le but de chasser les pouvoirs ibériques hors de l’Afrique du Nord.

Aux temps modernes, les chasseurs et les cavaliers célèbrent Moulay Bouchta en tant que moudjahidin. Un autre exploit que l’on attribue à Moulay Bouchta est celui de débarrasser la campagne d’oiseaux qui dévoraient les céréales des agriculteurs. Un groupe local, les Heddawah, assistait le saint dans sa lutte contre les oiseaux, de sorte que le saint les a pris sous sa protection et est devenu le patron des Heddawah actuels, qui constituent une confrérie religieuse d’errants connus comme fumeurs de kif (cannabis). Moulay Bouchta est également un saint des musiciens qui, selon ses adeptes, ne sauraient perfectionner leur art sans la baraka du saint.


Il existe de nombreuses histoires au sujet de Moulay Bouchta, qui porte aussi le sobriquet flatteur de ivrogne, non pas parce qu’il consommait de l’alcool, mais parce qu’il était ivre de Dieu.
Jadis ses restes ont été volés par une autre tribu qui a établi une zawiya sur leurs terres, mais les Fechtala, après une lutte, ont pu rendre les restes du saint à leur propre zawiya. Il existe encore aujourd’hui un autre « petit » Moulay Bouchta tout près, mais le véritable Moulay Bouchta se trouve à Amergu. Ce lieu de pèlerinage attire des visiteurs de partout au Maroc.
L’histoire précédente me rappelle des cas en Europe de vols de reliques sacrées par des moines de monastères différents, une pratique courante en Europe médiévale. Dans l’histoire de France, de tels larcins ont eu lieu à Conques et à Vézelay.


































Voici arrivée la fin de ma journée et la fin de mon récit. Les cérémonies se sont poursuivies dans la soirée, mais j’ai dû rebrousser chemin à Fès avec mes collègues. C’était la fin du spectacle pour moi.
Traduction : Jim Erickson