Cette vieille expression making hay while the sun shines (faire du foin pendant que le soleil brille), a plusieurs sens en anglais. Il y a d’abord l’idée d’agir au moment opportun ou d’exploiter une situation sans attendre, ce qui correspond à l’expression française battre le fer quand il est chaud. L’expression sous-entend aussi l’idée de racheter le temps, de ne pas gaspiller le temps qui, selon Benjamin Franklin « est l’étoffe dont la vie est faite ». Si j’ai choisi cette expression, c’est parce que je vieillis. Le soleil continuera de briller, mais je ne le verrai pas à six pieds sous terre où je m’attends à me trouver sous peu. Mon bon ami et réviseur me trouve lugubre, mais je parle simplement et de manière réaliste du passage du temps. Par convention et pour des raisons pratiques tout le monde mesure le temps de la même manière, mais sur le plan individuel nous tendons à le mesurer différemment. Ces jours-ci, je m’identifie au poète anglais Andrew Marvell (1621-1678) que j’ai lu à l’âge de 15 ans dans le cours d’anglais de M. Molloy :
Mais dans mon dos, j’entends sans cesse
Le char ailé du Temps qui presse
Devant nous gît l’inexploré
L’ample désert d’Éternité
En ce moment, j’essaie de faire le ménage dans ma bibliothèque personnelle, ce qui me met devant une évidence, à savoir que je ne pourrais jamais lire tous les volumes que j’ai collectionnés depuis des années. Je devrais penser à racheter le temps.
Au Maroc, du moins dans le Maroc que j’ai connu, les agriculteurs ne cultivaient pas le foin à la même échelle que leurs homologues américains. Seules les grandes fermes sur les plaines pouvaient produire du foin en grande quantité.


Ailleurs, c’était rare que l’hiver garde les troupeaux hors des champs, sauf aux grandes altitudes, de sorte qu’il n’y avait que peu de foin et donc peu d’ensilage. Le petit agriculteur, s’il avait du bétail, laissait les animaux brouter le chaume sur son champ et les environs. L’agriculture se pratiquait plus intensivement dans certaines régions, et plus extensivement dans d’autres. Il n’y avait pas de haies comme on voit couramment en Angleterre et en France et la transhumance traditionnelle était caractérisée par une grande extension de troupeaux à travers d’immenses régions en partant de la vallée de la Moulouya jusqu’aux vallées abritées au pied des pentes septentrionales des plateaux du Moyen Atlas. La puissance militaire et les enclosures avaient déjà brisé le pouvoir des grandes tribus du Moyen Atlas longtemps avant mon arrivée là-bas, mais les hautes terres servaient toujours aux pâturages estivaux.
Les maisons rurales marocaines étaient parfois entourées de figuiers de Barbarie et d’agaves, plantes importées des Amériques grâce à l’échange colombien. On voyait également des enclos de bétail entourés d’arbustes épineux, mais la campagne en général restait ouverte.


Bien sûr, ce qui couvre les champs après la moisson n’est pas du foin, mais de la paille. Je ne me souviens pas d’avoir vu beaucoup de paille en balles, sauf là où l’agriculture avait été mécanisée.

Certains agriculteurs ramassaient de la paille, et j’en achetais à mettre dans la litière des chats sur la terrasse, mais je ne crois qu’on s’en servait comme rembourrage. Ceux qui en avaient les moyens achetaient de la laine qui était plus chaude, plus moelleuse et qui servait également à se constituer un petit pécule.

Pour les pauvres, ou pour les résidents à court terme comme moi, l’alfa, trouvé localement, constituait un meilleur choix que la laine qui coûtait cher.

Dans un billet antérieur où je réfléchissais sur des décisions imprudentes, j’ai mentionné mon arrivée à Torla, un village espagnol haut dans les Pyrénées, et mon projet de traverser un col de 2 750 mètres sur la frontière franco-espagnole pour ensuite descendre au village de Gavarnie en France. En route pour Torla, comme j’avais été malade, j’ai passé une journée au lit à Madrid.
Peut-être sous l’effet de la fatigue, j’avais oublié mes bottes de randonnée dans la chambre du vieil Hôtel Atocha au moment de partir pour le nord. Elles étaient des godasses usagées, mais je les aimais bien. En révisant ce billet, je pense à la vieille chanson du chansonnier canadien-français, Félix LeClerc, Moi, mes souliers. Comme pour le chansonnier, mes souliers m’accompagnaient partout.
Les remplacer allait s’avérer difficile, et j’ajouterais qu’à cause de mes pieds qui sont longs et très étroits, acheter des bottes où que ce soit n’a jamais été facile et à ce jour continue de me poser des problèmes. Il n’y avait pas de magasin d’articles de sport à Torla qui à l’époque était si petit qu’il y avait à peine de magasins du tout. J’ai donc fait du stop jusqu’à Broto dans la vallée en bas.

Comme il n’y avait pas de bottes de randonnée à Broto non plus, j’ai décidé de voir si je pouvais porter une paire de bottes de ski bon marché. Comme toute personne normale devrait le savoir, et j’avais déjà fait du ski à l’université, quoi que l’on fasse, les bottes de ski ne peuvent aucunement servir à la randonnée car les semelles n’ont aucune flexibilité. Après le premier jour, j’avais de grosses ampoules sur chaque talon et je boitais péniblement. Donc, retour à Broto où j’ai acheté une paire de souliers en toile bon marché. Les semelles intérieures étaient en corde tissée et l’extérieur du soulier était vulcanisé. La toile était brun foncé et les souliers ressemblaient beaucoup aux baskets américains qui à l’époque étaient plus simples qu’aujourd’hui. Quant aux bottes de ski, je les ai rapportées à Sefrou, où Khadija les a vendues le jour du souq.


Les semelles en corde de mes souliers en toile étaient sans doute faites de jute, une fibre importée, mais l’Espagne possède une longue histoire de souliers et de sandales aux semelles en cordes, une tradition qui remonte à la préhistoire. Appelés espadrilles en français, le style a été et continue d’être en vogue, mais aux yeux des Espagnols contemporains, ces souliers, appelés alpargatas et espartenas en espagnol, étaient traditionnellement portés par des gens de la campagne. Fait intéressant, le mot français espadrille provient de l’occitan, la vieille langue de la France méridionale par l’intermédiaire du mot catalan espardenya, soit alfa. Ainsi que le prétend Wikipédia. De nos jours, le mot alfa se réfère en réalité à deux plantes herbacées natives de la Méditerranée occidentale.
Malgré des chutes de neige exceptionnellement importantes, j’ai réussi à me rendre à Gavarnie. Mes souliers en toile était trempés, j’avais froid aux pieds et je craignais de perdre pied sur les abruptes pentes enneigées, mais une fois sain et sauf dans une chambre d’hôtel français, j’ai bien dormi et le lendemain matin mes souliers était secs et prêts à me ramener au Maroc.


Incidemment, l’Hôtel Atocha avait conservé mes vieilles bottes et j’ai pu les récupérer lors de mon voyage de retour au Maroc. L’Atocha, hôtel vieux et vétuste, était situé face à la station ferroviaire où les trains arrivaient en provenance du sud. L’hôtel était bon marché et populaire chez les voyageurs à petit budget.
Au Maroc, l’alfa (ou sparte) s’appelle halfa, dont le nom scientifique est Stipa tenissima. Cette herbe robuste couvre de vastes régions du Maroc dans les bassins de la Haute et Moyenne Moulouya. Il pousse en touffes largement espacées et sert comme rembourrage de lits et de coussins, ainsi que dans la fabrication de paniers et de tapis de plancher.


Dans certains endroits, les gens font du papier à partir de l’alfa, un matériau véritablement polyvalent.
Chez moi, les matelas et les coussins des banquettes étaient rembourrés d’alfa et j’avais aussi une natte d’alfa.


Les Marocains bien nantis tendaient à avoir de la laine dans leurs coussins et des tapis plutôt que des nattes. Comme rembourrage pour les coussins, l’alfa séché était dur. Comme mes banquettes ne servaient pas à dormir, ce défaut n’avait pas d’importance, mais dans une vraie maison marocaine, les chambres étaient multifonctionnelles et les gens dormaient souvent sur les banquettes sur lesquelles ils s’assoyaient durant la journée. La laine, plus moelleuse et plus chaude, faisait sans contredit de meilleurs matelas. L’alfa dégageait une odeur d’herbe séchée que l’on ne pourrait pas qualifier de fragrance, mais je m’y faisais sans problème.
Au printemps 1970, Gaylord Barr et Mark Miller étaient partis pour Aïn Kerma juste au sud d’Oujda pour visiter le père d’Ali Aseriah. Ali était étudiant au lycée Sidi Lahcen El-Youssi où Gaylord enseignait et Ali avait invité ce dernier chez eux pendant la semaine de relâche. Mark était volontaire à Casablanca où il travaillait dans les pêcheries, et comme il avait connu de graves problèmes de santé, il voulait s’éloigner de la vie des grandes villes.
Je me suis joint à Louden Kiracofe et à l’administrateur Don Brown pour encore une autre escalade du Djebel Ayachi. Louden et moi en avions fait l’ascension l’été précédent, mais nous étions déçus d’avoir choisi le plus bas des deux sommets et, comme il faisait alors tard dans la journée, nous étions trop fatigués pour traverser la crête jusqu’à l’autre sommet. Nous voulions toujours nous tenir sur le sommet le plus élevé, pensant que tout serait plus pittoresque sous la neige, que l’ascension serait également plus facile, et nous avions convaincu Don Brown à nous accompagner.
C’est en route vers Jbel Ayachi au printemps 1970, ou bien sur le chemin de retour, que nous avons remarqué des fabricants de corde, sans doute près de Missour et nous avons pris des photos de leur façon de travailler. Comme les synthétiques et les plastique ont de nos jours remplacé les cordes de fibre, leur petite usine est un rappel d’une industrie traditionnelle et durable.









Aujourd’hui, l’alfa continue sans doute de couvrir la haute Moulouya qui se trouve dans l’ombre pluviale du Moyen Atlas. À cause de la nature du sol et du climat sec, les terres arables sont très rares, sauf là où l’irrigation est possible. Cependant, des températures de plus en plus chaudes peuvent représenter une menace à l’écosystème existant, et encore plus aux terres agricoles de cette région.
À l’âge de 75 ans, je me souviens toujours des grandes plaines couvertes d’herbes et des pauvres gens qui gagnaient un peu d’argent en fabriquant de la corde. Je n’avais pas demandé d’où venaient ces cordiers. Ils étaient peut-être venus de la région de Marmoucha vers le nord, ou bien d’Aït Ayash vers le sud.
Incidemment, à Sefrou, on m’a dit que les meilleures djellabas en laine venaient d’Imouzzer des Marmoucha, même si j’avais également entendu dire que de belles djellabas venaient aussi de la région de Khénifra. La plupart du temps le tissu comportait des motifs géometriques en noir et blanc que j’admirais beaucoup. Ma propre djellaba, que je portais toujours à Sefrou quand il pleuvait ou faisait très froid, était d’un brun bien ordinaire. Je l’aimais quand même!

Traduction: Jim Erickson
Très beau texte, bravo Mr DAVE. A propos de la paille, elle servait surtout à nourrir le bétail. Concernant les figuiers de barbarie, les autorités ont encouragé la culture de cette plante dans les régions semi-arides(régions de Marrakech et Guelmim). Le fruit très apprécié par les marocains en été est désormais matière première de fabrication de produits cosmétiques. On n’arrête pas le progrès.
Ali Menhich, ex étudiant de Feu Gaylor Barr au Lycée Lahcen El Youssi 1969/1970 et 1970/1971.
Le mar. 5 mai 2020 à 14:23, Morocco That Was a écrit :
> Dave posted: ” Cette vieille expression making hay while the sun shines > (faire du foin pendant que le soleil brille), a plusieurs sens en anglais. > Il y a d’abord l’idée d’agir au moment opportun ou d’exploiter une > situation sans attendre, ce qui correspond à l’expressi” >
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