Du prologue de Henri V de William Shakespeare

Pendant que ma femme et moi nous détendions sur notre terrasse l’autre soir, à contempler le lac Ontario, des papillons faisaient des va-et-vient dans notre champ de vision voletant au-dessus de nos têtes ou se posant sur les feuilles des arbres au-dessus de nous. Dans le soleil couchant et dans le crépuscule qui a suivi, ils se sont couchés pour la nuit.
Le déclencheur de leur voyage, c’est un front froid qui les pousse sur la houle du lac Ontario. Le lendemain, notre cour était pleine de papillons dont beaucoup se regroupaient autour des verges d’or qui poussent à l’état sauvage sous le frêne mort près de notre porte arrière.
Ces papillons sont connus sous le nom de monarques. C’est un papillon commun que l’on trouve tant en Amérique du Nord qu’en Eurasie. Une seule particularité distingue les monarques de l’Ancien et du Nouveau Monde : ceux de l’Amérique du Nord font de longues migrations. En ce qui nous concerne, ils se déplacent vers le Sud à partir de l’État du New York et du sud du Canada.
Le nom de ce papillon provient de sa couleur orangée, celle de Guillaume d’Orange. Il se nourrit de nombreuses fleurs, mais les chenilles du monarque se nourrissent uniquement de l’asclépiade. Cette nourriture s’avère à la fois une force et une vulnérabilité car l’asclépiade est considérée comme une mauvaise herbe que l’on a donc tendance à arracher. Du côté positif, cette plante donne à l’insecte un goût amer, ce qui fait que les oiseaux ne mangent que rarement plus d’un monarque. En effet, un autre papillon, le vice-roi, profite du goût amer du monarque en imitant ses couleurs et ses habitudes. Les oiseaux évitent donc le vice-roi par peur du goût infect du monarque.
Il y a quelques années, j’avais voulu éliminer les verges d’or. On croit, à tort, que le pollen de cette plante irrite les gens souffrant du rhume des foins. Ma femme m’en a dissuadé et je suis content que son opinion ait prévalu, car la migration annuelle des monarques constitue tout à spectacle pour nous. Quoique l’échelle et le drame de ce spectacle ne se compareraient pas au champ de bataille à Azincourt, les nuées de papillons ont un charme pour nous, spécialement parce qu’ils annoncent le changement de saisons alors que la fin de l’été glisse doucement vers le début de l’automne.
De nos jours, la migration des monarques est menacée. Non seulement leur source de nourriture se fait de plus en plus rare et leurs trajets remplis d’autoroutes dangereuses et d’autres obstacles, mais encore leurs aires d’hivernage au Mexique sont dévastées par la déforestation et peut-être par le changement climatique. Quand nous voyons le déplacement des monarques, nous ressentons à la fois de la joie et de la tristesse, une tristesse issue des difficultés de leur voyage et de leur réception problématique à la fin.
La tristesse pour moi vient aussi de la connaissance personnelle des épreuves et du sort des migrants humains autour de la planète. Poussés par la faim et la guerre, et ce sans qu’il y ait faute de leur part, ces migrants du monde entier sont attirés par les sociétés riches où on les accueille à bras ouverts comme main d’œuvre bon marché, alors qu’en même temps on les craint à cause de la couleur de leur peau et de leur religion.
À l’époque où je vivais au Maroc, la migration, quoiqu’en mutation, était principalement à caractère temporaire et concernait des célibataires, un schéma ancien où les Souassa (ou chleuh) migraient depuis longtemps de leur vallées arides couvertes d’arganiers vers les villes impériales du Nord, à l’instar des Mzabis et des Djerbans en Algérie et en Tunisie. Éloignés de leurs familles, ils vivaient frugalement tout en conservant une réputation de probité. Dans leur vieillesse, ils retournaient au Souss, ou au Mzab ou à l’île de Djerba, à la patrie qu’ils aimaient et qui leur manquait, pour vivre une retraite confortable.

Pendant la Première Guerre mondiale, faisant face à une grave pénurie d’hommes occasionnée par l’interminable carnage sur les champs de bataille, la France a trouvé une source de main d’œuvre au Maroc, et comme disent les Français, rien ne dure comme le provisoire. Au fil du temps, les migrants nord-africains de partout dans le Maghreb ont commencé à amener leurs familles pour s’établir en France et dans d’autres pays européens. En pesant le pour et le contre, beaucoup avaient décidé qu’une vie en France valait mieux que celle dans leur patrie, quelles qu’en soient les difficultés dans le nouveau pays.

Aujourd’hui j’ai lu dans Le Monde que de plus en plus de petites embarcations tentent de traverser la Manche, défiant les dures mesures des autorités côtières, des eaux périlleuses et des voies maritimes dangereuses. Dans le détroit de Gibraltar, la situation est pareille. Des migrants de l’Afrique occidentale franchissent des distances encore plus redoutables pour atteindre les Canaries. Et qui peut oublier la photo déchirante d’Alan Kurdi, trois ans, allongé sans vie sur une plage turque ?

Dernièrement j’ai envoyé à mon ami Reed, d’anciennes directives de l’ambassade américaine pour la traversée du Sahara à partir du Maroc. Dans les années 1960 et 1970, des touristes traversaient, quoique peu fréquemment, cette immensité désertique. Reed m’a répondu en racontant les difficultés qu’il avait à trouver un transport pour ensuite, après en avoir trouvé un, passer deux jours dans une Land Rover bondée sur la piste non asphaltée et parfois sans signalisation de Tamanrasset jusqu’à Agadez. De nos jours, cette route, bien que partiellement revêtue, s’avère bien trop dangereuse pour les touristes, mais des milliers de migrants la suivent vers le Nord tous les jours, à grands frais et au péril de leur vie. Quand et si ils arrivent sur la côte méditerranéenne de l’Afrique du Nord, ils font alors face à un voyage maritime périlleux, dans l’espoir de trouver un refuge mais se voient souvent refoulés. Et certains, comme le petit Alan, n’arrive jamais.

À mesure que le climat de la Terre change, que des guerres absurdes continuent de faire rage, et que la pauvreté devient insupportable, les flux de migrants gonflent et se multiplient, attirés par le rêve d’une vie meilleure pour eux-mêmes et pour leurs familles. Si je me trouvais aujourd’hui sur une plage dans le nord du Maroc, je verrais peut-être une migration, non pas de papillons, mais d’êtres humains. En tant que frères et sœurs humains, ils sont bien plus beaux et plus précieux que les monarques, et mes pensées, alors que nous contemplons les papillons, vont souvent vers mes compagnons, pauvres et persécutés, de la Terre.
Auteur : David Brooks
Traduction : Jim Erickson